Plein Sud : Quel est le point de départ de cette exposition ?
Jean-Marie Gallais : C'est vraiment l'expérience de l’insularité. Par sa situation géographique, la Fondation Carmignac ne ressemble à aucun autre musée au monde. Porquerolles n'est pas une île déserte, ni une île perdue. On distingue encore le continent. Et en même temps, la vie sur place n'a rien à voir. Les sons et les odeurs y sont différents. Les voitures sont absentes et la nature est omniprésente. On éprouve une sorte de ralentissement. Le point de départ de l’exposition est ce petit décalage avec ce qui semble être la réalité, le quotidien. C'est une métaphore assez juste de la création artistique. Nous avons essayé de mettre en scène cette perception singulière à travers une sélection d’œuvres.
PS : Quelle place occupe l'île de Porquerolles dans les œuvres ?
JMG : J'ai fait des recherches pour identifier quels artistes étaient passés à Porquerolles. Nous montrons des peintures de la fin du XIXe siècle de Jean-Francis Auburtin et de Henri-Edmond Cross. Les Îles d'or, le chef-d’œuvre de ce dernier, conservé à Orsay, revient pour la première fois à l'endroit où il a été peint. Nous présentons aussi des photographies de Bernard Plossu, prises dans les années 1960. Ces œuvres, qui ouvrent le parcours, permettent de conserver un lien avec l'extérieur. La petite fleur de Tony Matelli, qui pousse à l’intérieur de la première salle, donne l’impression que le jardin botanique, visible à travers les baies vitrées, semble rentrer dans la maison. Un tableau de Roy Lichtenstein, représentant la mer et le visage d’une femme, brouille aussi les frontières. L’artiste Giulia Andreani, elle, a reproduit en 2023 à l’aquarelle l’une des premières cartes postales de l'île en utilisant du gris de Payne. Cette nuance a été inventée au XVIIIe siècle pour se rapprocher des ombres portées du crépuscule et de l’aube. C'est toute la fragilité de la nature environnante qui est évoquée à cet étage. On descend ensuite un escalier pour plonger dans la partie invisible du musée, entièrement creusée dans la terre. Cet espace souterrain dévoile des mondes plus détachés de la réalité.
PS : Vous invitez alors le visiteur à une véritable expérience sensible, physique et mentale.
JMG : La Fondation Carmignac, part du principe de vivre l'art comme une expérience. Cela se traduit par différents rituels. A l’entrée, on propose une tisane au thym ou de l'eau de rosée du matin, et on invite les visiteurs à se déchausser pour atténuer les sons dans les espaces. La jauge est aussi limitée afin d'offrir une proximité avec les œuvres. J'ai prolongé ce rapport intime dans l'accrochage. Avec la scénographe, nous avons par exemple travaillé avec la lumière naturelle. Le soleil de Porquerolles apparaît d’ailleurs dans une vidéo en forme de tableau vivant de Jennifer Douzenel. J'ai essayé ainsi dans l’exposition de rappeler au visiteur de petites sensations qu'il a pu avoir auparavant en se baladant sur l’île. L'Ikebana de Camille Henrot peut évoquer la création par des enfants d’un petit tipi en bois flotté trouvé sur la plage de la Courtade, située juste en contrebas. Cette œuvre qui traite du cosmos, nous emmène à la fois vers des mondes très lointains et imaginaires et en même temps se rattache à quelque chose de très simple.
PS : Quelles œuvres marquantes jalonnent cette immersion?
JMG : Quand on descend dans le sous-sol, on se retrouve nez à nez avec un personnage barbu. Il nous regarde de profil, assis sur un canoë. Ce tableau, intitulé One Hundred Years Ago, est signé Peter Doig, l'un des plus grands peintres contemporains. Beaucoup d'œuvres dans l'exposition jouent sur la notion de temps. Ce personnage insondable à l’allure d’extraterrestre flotte au milieu d'une mer étonnamment calme. Une sorte de trouble s'installe. La scène ressemble à quelque chose de connu, mais dégage aussi une sorte d'inquiétante étrangeté, pour reprendre le terme de Freud. C'est la magie de cette toile.
Au centre de l'exposition, une œuvre est le résultat d’une collaboration artistique avec… des colonies de termites. Agnieszka Kurant a donné des sables colorés aux insectes qui ont façonné des monticules violets, roses, verts, bleus ou rouges. Ces termitières sont comme des îles intérieures, insondables et fragiles. Ces sculptures, fruits du travail d’un humain et des insectes, posent des questions sur l'avenir de l'art. Un peu plus loin, l’artiste nigériane Otobong Nkanga, elle, a confectionné une tapisserie de 6 m de long qui nous plonge dans un univers sous-marin. Des fragments de corps tombés au fond de l'eau sont en train de se métamorphoser. La tête d'un humanoïde devient un grand corail. Otobong Nkanga évoque les liens entre les mondes vivants.
PS : Quels sentiments souhaitez-vous provoquer chez le visiteur à la sortie?
JMG : L'expo suit une sorte de dramaturgie. Avant de sortir, le visiteur traverse le vacarme assourdissant de la fontaine surréaliste de Bruce Nauman, composée d’une centaine de poissons qui crachent de l'eau. Puis, il passe par une sorte de cocon. L’artiste allemande Pia Krajewski a recouvert les murs d’une moquette imaginée comme la chair d’un fruit abstrait. Enfin, il remonte à la surface, déambule vers les jardins où il croise d'autres sculptures. C’est un retour progressif à la réalité. A l’issue de cette expérience, j’espère que l’on apporte une autre attention aux détails de la nature qui peuvent être sources de poésie. Un cri d'oiseau, une plante aux allures de sculpture peuvent devenir le début d'un récit. Le coefficient de fiction contenu dans la réalité se démultiplie. C’est une forme de réenchantement. J'ai conçu cette exposition en pensant à un public qui n’est pas forcément habitué à se rendre dans des lieux d’arts. J’ai voulu susciter la curiosité, jouer sur des effets de surprises. J'ai imaginé un parcours que j'aurais aimé découvrir adolescent, alors qu’au départ j'étais venu pour la plage.
L'île intérieure. Fondation Carmignac, Porquerolles → 05.11.23