Delphine Dénéréaz au bout du fil

24.11.23
Par Sibylle Granchamp

Ses voisins, ses amis, ses amis d’amis, lui déposent à l’atelier des cartons de vieux linges de maison passés de mode, souvent usés, qu’elle découpe en bandelettes et qu’elle tisse ensuite sur toutes sortes de supports. La façon qu’a Delphine Dénéréaz de remettre au goût contemporain le tapis de lirette nous avait tout simplement bluffé lors d’une exposition en duo avec le photographe Robin Plus, produite par Marsatac et commissionnée par Anna Labouze et Keimis Henni (Artagon Marseille), en 2021. On retrouve cet hiver son univers déjanté à la Collection Lambert Avignon, qu’elle a transformé en une « dream Barbie house » en total look rose…

Bienvenue à Delfunland, Delphine Dénéréaz, Collection Lambert

Plein Sud : Dans cette nouvelle exposition à la Collection Lambert, tu invites le visiteur à s'immerger dans un monde imaginaire entre dessins animés, BD, contes merveilleux et cinéma fantastique... Comment Delfunland est-il sorti de ton chapo et quel est ce monde ? 

Delphine Dénéréaz : J'ai vraiment été inspirée par l'espace en soi qui à fait germer en moi cette volonté de ville imaginaire qui se déploie dans l'espace du sous-sol. J'aime à dire que Delfunland c'est ma dream house, comme chez Barbie, mais en plus étrange. C'est une ville imaginaire rose bonbon qui en son temps célébrait l'amour à travers les dauphins et le delphinium. Peu à peu cette plante toxique à pris le dessus et à forcée les habitant.es de Delfunkand à fuir. L'exposition c'est ce moment, quand la fleur reprend ses droits peu à peu dans la ville abandonnée.

PS : Qu'est ce qui a pré-existé Delfunland ? Qu'est-ce qui existait avant que ce décor saturé de couleurs et de détails ne se déploie dans l'espace au sous-sol de la Collection ?

DD : Une de mes pièces, intitulée La Petite Chapelle Des fleurs, était les prémices de cette installation : un lieu abandonné, recouvert de végétation, qui invite néanmoins à la contemplation.

PS : Toute l'installation de Delfunland a été conçue pour et sur place. Quel est le temps de production pour une telle expo ? 

DD : Je bosse depuis un long moment sur la conception, Je suis venue un mois en résidence en février 2022 pour faire les dessins, des recherches, puis, avec Mathilde Grenet qui m'a assistée pendant toute la production, nous avons commencé le 2 octobre à tisser les pièces.

PS : Derrière ce côté très divertissant et merveilleux, coloré et enfantin, se dégage un tout autre pan de lecture ; cette part sombre, invisible, ensevelie, pourrait-elle surgir à tout moment du décor ?

DD : Oui, ce sentiment d'étrangeté est quelque chose de recherché. Il se crée une fascination et presque une répulsion face à tout ce rose et cette fleur envahissante. C'est presque une vision de fin du monde.

PS : Depuis cinq ans, tu enchaînes les expositions... Artorama en 2022, la Villa Noailles en 2023, un solo show à la galerie Slika en off de la Biennale de Lyon, un autre dans une galerie logée dans le stade de Tottenham à Londres, une exposition collective à l’ancienne manufacture Cartier-Bresson à Pantin... Cela n'arrête pas ! Et tu n'exposes pas qu'en France, d'ailleurs. Parle-nous de ces dernières expériences hors du territoire ?  

DD : En effet ! J'ai participé à une exposition collective sur le textile dans un nouveau centre d'art à Riyadh, en Arabie Saoudite, commissionnée par le ministère de la culture... C'était une sacrée expérience ! En novembre dernier, j'ai aussi effectué une résidence à Lagos au Nigéria, les œuvres réalisées là-bas sont actuellement exposées dans une galerie locale, donc c'est une belle suite à ce projet.

PS : Tu étais l’artiste invitée de l’année 2022 au centre d’art Villa Noailles, que t'a inspiré ce lieu ? 

DD : Son architecture, ses couleurs et sa nature environnante ont nourri tout au long de l’année mon inspiration pour cette collaboration. J’y ai passé du temps ponctuellement tout au long de l’année, des séjours de 2 à 10 jours depuis décembre, et à chaque venue, c’est un nouveau détail qui a attiré mon attention.   

PS : Quel est ton processus de création ?  

DD : Je travaille toujours de la même façon, j’observe, j’écoute, j’emmagasine des souvenirs, des images. Une idée née, que je couche sur papier, le croquis étant une étape indispensable dans mon travail. Enfin, je sélectionne les matériaux que je vais tisser puis je passe à la réalisation sur métier à tisser.

PS : Tu crées tes œuvres avec des fils… Comment en es-tu arrivé à l’usage de ce médium ? 

DD : J’ai fait un master en design textile à la Cambre Bruxelles. Outre l’histoire des textiles, j’ai appris durant cinq ans à tisser, tricoter, créer de la surface souple, teindre, sérigraphier. Quand je suis revenue dans le sud de la France, chez mes parents, j’ai récupéré un grand métier à tisser et j’ai commencé à vider les placards de la maison où étaient nichés des textiles domestiques usés par le temps. C’est une pratique découverte lors de mes études. Depuis cinq ans, ma pratique artistique est exclusivement le tissage de lirette.

PS : Quels gestes implique-t'il ?

DD : La récupération de textiles, le montage du métier, la préparation des matériaux, et enfin le tissage. En ce moment je m’oriente de plus en plus dans des constructions à partir de tissage : passer du plan au volume, du rigide au souple, m’intéresse énormément. La répétition des gestes appartient à tous les corps de métier, ça me plait d’essayer de les faire se rencontrer.

Delphine Dénéréaz

PS : Te balades-tu toujours dans tes résidences avec une machine à tisser ? 

DD : Non, justement, lors de mes résidences, j’ai développé une manière de tisser différente sur des surfaces qui me permettent de réaliser des pièces plus grandes et plus libre dans le dessin. Il m’arrive cependant aussi d’amener avec un petit métier à tisser, qui se loge parfaitement dans ma voiture.

PS : D’où proviennent les tissus ou les fils utilisés dans tes œuvres ? 

DD : De particuliers, qui me déposent à l’atelier des cartons de vieux linges de maison passés de mode et d’usage car troués ou tachés...

PS : Travailles-tu toujours au sein d'un collectif dénommé Monstera ?

DD : Oui, nous avons d'ailleurs réalisé une résidence cet été à Mont-Dauphin, suivi d'une belle exposition à la poudrière pendant l'été avec que des nouvelles pièces.

PS : Où travailles-tu et où vis-tu ?

DD : Je suis revenue vivre dans ma maison d'enfance à la campagne : La Magnanarié, un ancien moulinage de soie, dans la famille depuis 1962, acquise par mes grands parents, puis mes parents. C'est un grand gîte d'accueil de groupe, où avec mon mari, Crabe Toro et ma soeur, nous continuons l'activité de gîte en plus de l'accueil d'artistes en résidence, l'organisation d'événement et une table d'hôtes... J'y vis et travaille, dans un grand et beau jardin conçu par mon père durant plus de trente ans.

PS : Tes prochains projets ?

Je participe à la première édition de la triennale d'art contemporain de Nîmes, La Contemporaine, qui s'ouvrira en avril, sous la direction artistique de Anna Labouze et Keimis Henni.