Plein Sud : Silver fait immédiatement penser à une couleur, mais aussi à un métal, pourquoi avoir intitulé l’exposition et le film S8 en noir et blanc que vous avez tourné à Sète ainsi ?
Katinka Bock : Le langage est une matière et une forme qui se sculpte comme une matière. Chaque langue a ses nuances: “Silver” n’est pas “silber” (allemand) et non plus “argenté” (français). J’aime les mots polysémiques, stratifiés qui s’infiltrent sous la peau, qui donnent une température. Silver, c’est le reflet argenté du soleil sur la mer, la photographie argentique, la lumière dans les gris de la pellicule du film, le gris métallique d’une architecture industrielle, les dessins muraux de Sol Lewitt au graphite, ou encore le nom d’un pirate dans l’Ile au Trésor de Stevenson. Personnage, matière, technique, lumière, couleur sont des ingrédients de l’exposition.
PS : Cette exposition aurait un rapport avec l’eau. Pourquoi cette référence et comment avez-vous travaillé cet élément dans l’exposition ?
KB : L’eau est mon partenaire, mon obsession depuis des années. Contrairement à beaucoup d’autres de mes expositions, je n’emmène pas l’eau directement dans les salles du Crac. L'eau étant très présente dans la ville de Sète, il n’y avait pas de raison de doubler littéralement sa présence, mais la mer et les canaux ont été les sites de tournage du film. Je m’intéresse particulièrement aux bords, là où se passent les frictions, les conflits, les caresses, aussi.
PS : Par ailleurs, beaucoup de vos pièces ont précédemment été exposées aux intempéries dans des villes… sur la terrasse du Centre Pompidou à Paris, sur le toit de la Kunsthalle Bielefeld ou dans la rivière de cette ville. Encore un rapport à l’eau ?
KB : Il s’agit de franchir le bord d’un espace protégé et de se confronter à l'extérieur, à l’espace public. C’est une sorte d’abandon temporaire, non contrôlé, mais accompagné. La patine témoigne de ce passage sur les bronzes, les tissus, les cuivres. L’eau est vitale et destructive à la fois. Je montre aussi mon premier film Couler un tas de pierre qui raconte la disparition d’une barque au fond d’un fleuve. La balance de “Fermata (lemon)” se joue sur l’évaporation journalière du citron qui se lit comme une horloge. Les formes d’autres pièces rappellent un vocabulaire marin : des barques, des mâts, le compas.
PS : Dans votre processus créatif, est-ce le dessin ou le travail de la matière qui vous conduit à la forme souhaitée ?
KB : Au début j’ai une idée, une fixation sur une forme. Souvent je la dessine ou la note directement dans la matière. Puis c’est la matière qui me guide dans ses propres qualités et caprices.
PS : Le positionnement du regard et du corps dans l’espace semblent toujours extrêmement maîtrisés. Ce rapport de l'œuvre à l’espace est-il le point de départ ou la finalité de vos créations ?
KB : Aucune pièce n’est “site spécifique”, elles sont toutes autonomes, mais je tisse les liens entre eux et le contexte ou l’espace pour leur donner à chaque exposition un sens bien précis. Parfois je me permets de retourner une œuvre, de coucher ce qui était debout, de faire un de deux œuvres ou l’inverse. C’est important d’être dans le présent d’une rencontre nouvelle sinon l’exposition ne raconte rien, elle est fade.
PS : Parlez-moi de cette recherche de fluidité et d’équilibre, entre les pièces et le public, entre les œuvres elles-mêmes, qui s’opère dans vos installations…
KB : L’exposition s’ouvre sur une sculpture intitulée “Fermata”, ce qui signifie “arrêt” ou point d'orgue dans la musique. Il s’agit d’un moment d'interprétation libre, le musicien est invité à tenir une note d’une durée indéterminée ou de jouer le silence. C’est cette fluidité que je cherche. Une liberté, une certitude vague que le dialogue continue, mais sans parcours défini.
PS : Ne pensez-vous pas vos expositions en termes de parcours et de circulation, de déambulation ?
KB : Je n’ai pas de maîtrise sur le parcours, le public est libre, il n’y a pas de début et de fin, il n’y a pas de morale non plus. J’essaye d’être attentif aux perspectives et profondeurs des salles, de trouver la juste distance entre très loin et intimement proche. Le Crac a une hauteur de 7 m sous plafond dans toutes les salles du rdc, c’est extraordinaire. Notre regard est très limité dans les strates horizontales, nous ne savons pas voler comme un oiseau. Quelque chose est vécu comme haut ou bas par rapport à notre norme corporelle. Alors si je suspends la sculpture en bois “Valentine” à 30 cm du sol, elle opte pour une perspective animalière d’un chien par exemple, on semble la dominer du regard. En revanche “Electric sister” se balance sur une colonne , nous regarde d’en haut. Les affres volent au-dessus de nos têtes, des pensées qui nous poursuivent.
PS : Malgré la douceur et la sensualité extrêmes que vos sculptures dégagent, leurs titres sont parfois très durs : « Toxic Fountain », « Amnésie »… Est-ce un paradoxe, et ce degré d’humanité que vous insufflez dans votre art est-il important ?
KB : La vie n’est pas binaire, l’art non plus. Comment vivre ensemble, c’est une question qui me guide constamment.
Silver, Katinka Bock. Crac Occitanie, Sète → 07.01.24