Plein Sud : Comment l’idée d’une exposition d’une telle envergure a-t-elle germé dans votre esprit ?
Jean-Marc Huitorel : J’avais déjà réalisé plusieurs expositions de taille moyenne sur le sujet, et je rêvais de la « big one ». C’est grâce à Muriel Enjalran (directrice du FRAC Sud, ndlr), qui m’a invité à la concevoir, que j’ai pu réaliser à grande échelle une forme de synthèse de mes travaux à ce sujet.
PS : Chacune des trois expositions porte un nom différent et aborde les thématiques du lien art et sport différemment. Sont-elles à considérer indépendamment les unes des autres ou comme un ensemble ?
J.-M.H. : Il s’agit d’une seule et même exposition qui est déclinée en trois lieux différents et complémentaires. Donner à chacun des volets un sous-titre souligne ces entrées différentes. Au Frac Sud, « L’heure de gloire » fait référence à la dimension glorieuse des sportifs que l’on a d’ailleurs pu vérifier ces jours-ci lors des Jeux Olympiques de Paris et qui se confirmera sans nul doute lors des Jeux Paralympiques. C’est aussi un clin d’œil à Andy Warhol et à son « quart d’heure de célébrité » auquel il affirmait que chacun avait droit. L’exposition est ici conçue comme une sorte de table des matières comprenant la plupart des questions que posent la relation de l’art et du sport. Si au Mac, un autre volet s’intitule « Tableaux d’une exposition » c’est que j’avais depuis longtemps le désir de réaliser sur ce sujet une exposition de peinture, et que le Mac s’y prête vraiment, car c’est un « musée de cimaises ». Même si on y trouve également des photographies, des dessins et quelques sculptures. Enfin, au Mucem, « Trophées et reliques » aborde la question cruciale de la culture populaire et de la culture savante, les différentes instances de l’objet (vernaculaire, artistique, mythique et patrimonial) ainsi que les croyances dont il est porteur.
PS : Lier le sport et l’art, émanant a priori de cultures différentes, populaire pour l’un, savante pour l’autre, est-ce un terrain si évident ?
J.-M.H. : Il me semble que toute recherche, y compris scientifique, s’appuie sur des ressorts intimes, sur l’expérience personnelle. Issu d’un milieu rural et agricole, ma première expérience culturelle fut celle des terrains de foot, des courses cyclistes et de la lutte bretonne. Puis, je me suis instruit, j’ai accédé à ce qu’on appelle la culture savante, mais tout a démarré sur le terreau d’une culture dite « populaire et sportive ». Aujourd’hui, je continue de revendiquer cette culture plurielle et ma conception de l’art est celle d’une activité qui s’inscrit dans l’ensemble des faits humains et des objets symboliques qui en émanent. L’art n’est pas une bulle déconnectée des réalités quotidiennes, c’est fondamental à mes yeux. Mais dans ce champ de l’art, la culture sportive fut longtemps très minoritaire sinon méprisée, très peu représentée. Je suis content de voir qu’aujourd’hui la question s’invite au centre de la scène et donne lieu à des débats et à des productions intellectuelles. Mais au fond, je pense que c’est surtout parce que les artistes ont intégré ces éléments dans leurs œuvres qu’ils sont parvenus à imposer l’évidence de ce lien.
PS : Le volet de l’exposition qui a lieu au Mucem fait aussi ce lien avec les objets de la collection du musée…
J.-M.H. : Absolument ! Au Mucem, j’ai travaillé avec Jean-Fabien Philippy (chargé de mission, ndlr) ce qui m'a permis d'en approcher les fabuleuses collections. Nous devons aussi beaucoup au Musée National du Sport à Nice. Très rapidement, nous avons mis en présence des objets du quotidien avec des œuvres d'art mais aussi avec des objets sportifs et mythiques comme la raquette de Roger Federer par exemple. Des objets tantôt identiques, tantôt différents, mais qui s’inscrivent tous dans une même chaîne, celle de la production et de la création humaines.
PS : Vous avez écrit plusieurs livres sur l’art et le sport, La Beauté du geste, l’art contemporain et le sport (éditions du Regard, 2005), L’art est un sport de combat (avec Barbara Forest et Christine Mennesson, Analogues, 2011) ou encore Une forme olympique / Sur l’art, le sport et le jeu (HEC éditions, 2017, et proposé plusieurs expositions sur ces thématiques. Observez-vous aujourd’hui des évolutions par rapport à ce que vous présentiez alors ?
J.-M.H. : Cela fait vingt-cinq ans que je travaille sur ce sujet et je remarque que la prise en compte du sport comme possible matériau de création, comme « background », si elle est réelle, a aussi beaucoup évolué. Aujourd’hui, en tant que commissaire d’exposition, vous ne pouvez pas ne pas vous poser la question de la parité des hommes et des femmes artistes. Au début des années 2000, honnêtement, on ne se posait pas la question. C’est aujourd’hui évidemment le cas et cela conduit à la découverte de nouvelles artistes, de nouvelles approches. Au Frac, on atteint la parité. Et sur l’ensemble de « Des exploits, des chefs-d’œuvre », on n’en est pas loin. Cette attention est concomitante de l’émergence des grandes questions sociétales d’aujourd’hui. À l’époque (le tournant des années 1990-2000), la question du genre, de l’homophobie, les problématiques postcoloniales commençaient tout juste à s’imposer dans le domaine qui nous concerne. Aujourd’hui c’est central. Toute l’exposition « Des exploits, des chefs-d’œuvre » prend évidemment en compte ces questionnements.
PS : Comment êtes-vous parvenu à créer un dialogue entre autant d’œuvres et d’artistes ?
J.-M.H. : Je crois que ces articulations, ces dialogues se produisent de diverses manières mais le cœur de tout ça, c'est l'œuvre. En tant que critique d’art, ce qui m’intéresse c’est de travailler avec des artistes que j’apprécie, de trouver des œuvres de qualité (des chefs-d’œuvre parfois…) que je prends plaisir et intérêt à regarder et à appréhender en tâchant d’éviter les pièges de la plate illustration. Pour articuler trois cent cinquante œuvres dans trois lieux très différents, la question de l’accrochage est centrale. Dans une sorte de jeu de ping-pong, j’ai essayé de faire en sorte que chacune des œuvres rebondisse et fasse constamment écho à d’autres. Au Mac par exemple, il a fallu créer des effets de surprises pour éviter l’ennui d’une accumulation linéaire. J’ai donc joué sur les clins d’œil, en plaçant une sculpture de Barry Flanagan, un artiste anglais qui a sculpté surtout des lièvres, à la diagonale d’un ensemble d’œuvres d’Alain Séchas dont l’univers est peuplé de chats. Et je me disais, c’est drôle finalement parce que le lièvre est à Flanagan ce que le chat est à Séchas. Au Mucem, c’était passionnant d’établir des chaînes d’objets. En partant d’un ballon de foot de lambda, jusqu'au ballon de la demi-finale du mondial 98 signé par Aimé Jacquet, on arrivait naturellement au ballon de l'artiste Fabrice Hyber ou à celui de Laurent Perbos. C'est le genre de glissements qui font la cohérence et le bonheur d'une exposition.
PS : Y a t’il, parmi le corpus d’œuvres, l’une d’entre elles qui vous a tout particulièrement marqué ?
J.-M.H. : Je les aime toutes, sinon je ne les montrerais pas ! Toutefois, pour jouer le jeu, en partie du moins, je n’en citerai pas une mais trois parce qu’il y a quand même trois lieux d’exposition. Au Mac par exemple, je suis fier de présenter une œuvre hors normes qui est montrée pour la première fois et sans doute pour la dernière fois dans son intégralité. C’est L'œil du tigre de Julien Beneyton. L’œuvre occupe 250 m² du musée, comprend autour de cent quarante éléments (peintures, dessins, sculptures…) et brosse le portrait d’une légende de la boxe française récente qui est Jean-Marc Mormeck.
Au Mucem, je suis très attaché à Club qui est aussi une œuvre en plusieurs éléments (une quinzaine) que l'on doit au duo Aurélie Ferruel et Florentine Guédon et qui révèle l’admiration de deux jeunes femmes pour le sport dans le village. C’est une œuvre très emblématique de cette dialectique du populaire et du savant.
Au Frac, je retiens cette immense tapisserie suspendue de l’artiste africain-américain Noel W. Anderson qui représente des corps noirs un peu déformés en train de jouer au basket. Cette œuvre, à l’impact visuel très fort, pose la question de l'exploitation érotique des corps noirs dans le sport et en particulier dans le contexte de la NBA.